
Décision G 1/23 : Un produit mis sur le marché fait partie de l’état de la technique, reproductible ou non !
Publié par : Abdesslame NAZIH et Alexis ROMAN
Marseille, le 16 juillet 2025
Abrégé
Le 2 juillet 2025, la Grande Chambre de recours de l’Office Européen de Brevets (OEB) a rendu sa décision G 1/23, apportant une clarification essentielle : un produit déjà sur le marché fait partie de l’état de la technique, et ce, même si sa composition ou sa structure est difficile à analyser et à reproduire. Cette décision clarifie l’interprétation de l’avis G 1/92 et met fin à une incertitude majeure en matière de brevetabilité des produits complexes ou dont certains aspects sont tenus secrets.
I. Le contexte : Un polymère au cœur du débat
La saisine de la Grande Chambre de recours trouve son origine dans la décision intermédiaire T 0438/19, rendue dans le cadre d’une procédure d’opposition relatif au brevet européen EP 2 626 911, portant sur un matériau d’encapsulation pour cellules photovoltaïques. L’opposant invoquait à l’encontre de la revendication 1 le produit ENGAGE® 8400, un polymère complexe commercialisé avant la date de dépôt du brevet européen, en tant qu’antériorité pertinente. Le titulaire du brevet soutenait, en se référant à l’avis G 1/92, que ce produit ne pouvait être considéré comme état de la technique, car sa fabrication exacte n’était ni connue ni reproductible sans effort excessif pour la personne du métier. Cette divergence d’interprétation soulevait un enjeu majeur : un produit commercialisé, mais difficile à analyser ou à reproduire, peut-il réellement être opposable au titre de l’article 54(2) de la convention sur le brevet européen (CBE) ? Pour trancher cette question déterminante, notamment quant à l’activité inventive, la chambre technique 3.3.03 a décidé de saisir la Grande Chambre de recours, donnant naissance à la décision G 1/23.
II. Les questions posées à la Grande Chambre de Recours
Pour dissiper les incertitudes, trois questions sont soumises à la Grande Chambre, les deux premières étant centrales :
- Question 1: Un produit mis sur le marché avant la date de dépôt d’une demande de brevet européen doit-il être exclu de l’état de la technique au sens de l’article 54(2) CBE au seul motif que sa composition ou sa structure interne ne pouvait pas être analysée et reproduite sans charge excessive par la personne du métier avant cette date ?
- Question 2: Si la réponse à la question 1 est non, les informations techniques relatives audit produit, rendues accessibles au public avant la date de dépôt (par exemple via une brochure technique, une publication scientifique ou un document brevet), appartiennent elles à l’état de la technique au sens de l’article 54(2) CBE, indépendamment du fait que la composition ou la structure interne du produit puisse ou non être analysée et reproduite sans charge excessive par la personne du métier avant cette date ?
- Question 3: Si la réponse à la question 1 est oui ou si la réponse à la question 2 est non, quels critères doivent être appliqués pour déterminer si la composition ou la structure interne du produit pouvait être analysée et reproduite sans charge excessive au sens de l’avis G 1/92 ? En particulier, est-il exigé que la composition et la structure interne du produit soient entièrement analysables et reproduites à l’identique ?
III. La Réponse de la Grande Chambre de Recours
La Grande Chambre a apporté des réponses claires, marquant un tournant décisif :
- Réponse à la question 1 : Un produit mis sur le marché fait partie de l’état de la technique, même si sa composition exacte ne peut être reproduite par un procédé alternatif. Il n’existe aucun fondement légal dans la CBE pour exclure un tel produit.
- Réponse à la question 2 : Les caractéristiques accessibles et documentées d’un produit mis sur le marché, dès lors qu’elles sont mises à disposition du public, appartiennent à l’état de la technique, indépendamment de la possibilité de reproduire le produit.
- Réponse à la question 3 : Cette question a été jugée sans objet, compte tenu des réponses apportées aux deux premières.
IV. Remise en Cause du Critère de « Reproductibilité » issu de l’avis G 1/92
La décision G 1/23 remet en question l’interprétation restrictive de G 1/92, qui imposait une condition de reproductibilité pour qu’un produit commercialisé fasse partie de l’état de la technique. Selon la Grande Chambre, cette interprétation reposait sur une erreur d’approche juridique et conduisait à des résultats absurdes sur le plan technique et juridique :
- Une fiction juridique : Elle excluait du domaine public des produits pourtant concrètement disponibles et utilisés par le public, créant une distorsion entre la réalité du marché et le droit des brevets.
- Impossibilité pratique : En pratique, aucun produit ne peut être intégralement reproduit sans faire appel à des matières premières qui peuvent être elles-mêmes indisponibles ou non reproductibles. Appliquer strictement ce critère reviendrait à vider l’état de la technique de son contenu, rendant de nombreuses inventions « nouvelles » alors qu’elles sont déjà commercialisées.
La Grande Chambre a donc clairement statué que le critère de reproductibilité défini dans G 1/92, doit être réinterprété pour l’appréciation de l’état de la technique au sens de l’article 54(2) CBE. La simple accessibilité d’un produit sur le marché suffit à le faire entrer dans l’état de la technique. L’exigence de reproductibilité n’est pas requise.
V. Conséquences pratiques pour les inventeurs et les déposants.
Cette décision de la Grande Chambre de Recours a des implications majeures pour l’évaluation de la nouveauté et de l’activité inventive de vos inventions :
- Toute mise sur le marché est une antériorité potentielle : Désormais, tout produit effectivement mis sur le marché avant la date de dépôt de votre demande de brevet devra être considéré comme faisant partie de l’état de la technique. La question de sa reproductibilité par un tiers n’est plus un critère pour qu’il soit qualifié d’art antérieur.
- Les propriétés techniques du produit sont clés : Les caractéristiques techniques d’un produit que l’on peut analyser (comme sa composition, sa structure ou ses performances) seront prises en compte lors de l’examen de la nouveauté ou de l’activité inventive de votre invention
- Nouvel enjeu pour les praticiens : Désormais, le rôle du conseil en propriété industrielle ou du mandataire en brevets européens consistera à démontrer ce que le produit révèle effectivement à la personne du métier, au regard de son accessibilité et des moyens d’analyse disponibles à la date de dépôt.
- La reproductibilité reste un critère à nuancer : Bien que la non reproductibilité n’empêche plus la qualification d’un produit comme antériorité, elle pourra toujours être discutée dans le cadre de l’activité inventive (si la reproduction du produit a demandé un effort inventif) ou de la suffisance de description de l’invention revendiquée.
VI. Conclusions : Une décision clé pour la sécurité juridique
En réinterprétant la condition de reproductibilité, la décision G 1/23 apporte une réponse pragmatique et alignée sur les réalités industrielles. Elle renforce la prévisibilité du droit des brevets en confirmant que tout ce qui est mis à la disposition du public est susceptible de constituer une antériorité, même en l’absence de divulgation complète de sa composition ou de sa méthode de fabrication.
Cette clarification majeure vous offre une meilleure visibilité sur ce qui constitue l’état de la technique, vous permettant d’évaluer plus précisément la brevetabilité de vos inventions. Si la décision G 1/23 apporte une grande clarté sur la définition de l’état de la technique, les futures batailles juridiques se concentreront probablement sur la capacité d’analyser les caractéristiques d’un produit commercialisé à la date de dépôt et sur la question d’un « effort excessif » pour déterminer ces caractéristiques.
Pour toute question concernant l’impact de cette décision sur vos dépôts de brevets ou vos stratégies de défense, n’hésitez pas à nous contacter. Nous sommes à votre disposition pour vous accompagner dans ce nouveau paysage juridique.
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